liqueur Mont Corbier

  • L’Abbé Guille, la liqueur du Mont-Corbier et la santé publique

    L’Abbé Guille, la liqueur du Mont-Corbier et la santé publique

    Abbe Guille C’est l’histoire d’une recette locale à base plantes médicinales, l’histoire de la médecine populaire dans les campagnes françaises au XIX° siècle, l’histoire d’une société et d’un temps pas si lointain tant dans le passé que dans l’avenir…

    l’« Histoire de la Pharmacie en Bourgogne avant 1803 » par Auguste Baudot (éd. 1905) nous décrit l’organisation de la pharmacie avant la loi napoléonienne du 11 avril 1803 qui réglemente la préparation des médicaments et de ce fait sépare l’activité du pharmacien, réservée exclusivement à la préparation des médicaments, de celle des liquoristes, parfumeurs et autres droguistes…
    Avant cela, les pharmaciens, apothicaires-distillateurs et autres droguistes étaient en charge à la fois de la confection des remèdes, des alcools, et des parfums. À partir de ce moment, le liquoriste comme le parfumeur perdent le contact avec le monde de la santé et l’aspect médicinal de leurs activités disparaît peu-à-peu.
    Néanmoins, les lois, c’est bien beau, mais elle ne sont pas toujours en phase avec la réalité et il arrive que les impasses administratives ouvrent des portes latérales. Par exemple aujourd’hui, devant la désertification médicale des campagnes suisses (et je ne parle même pas de la France devant qui le Sahara reste l’une des régions les plus fertiles du monde), le gouvernement fédéral pousse au remplacement des médecins absents par des naturopathes qui sont maintenant formés aux besoins de la cause (petites consultations, visites &c…), en plus de leurs spécialités. Résultat, les villes seront dotées de magnifiques hôpitaux tout équipés d’intelligences artificielles et de salles d’attentes connectées pendant que les villageois consulteront des naturopathes des campagnes qui connaissent les plantes et les arts de vivre sainement… Quand je vous disais que le bon vieux temps n’est peut-être pas si lointain dans l’avenir !
    L’une des choses remarquables du livre d’Auguste Baudot est qu’il explique que jusqu’à la fin du XVIII° siècle alors que les villes étaient fournies en pharmacies, les petites bourgades se contentaient d’apothicaires ou de droguistes (comme il en existe encore beaucoup en Suisse, et ils sont très appréciés du public. Peut-être plus que les pharmaciens d’ailleurs…), voire d’épiciers qui, je le redis, étaient très polyvalents dans leurs préparations. Enfin, les plus défavorisés, les plus isolés des paysans devaient remettre leurs soucis de santé au curé qui avait le temps et les connaissances nécessaires, ainsi que l’aide des villageois pour les cultures ou la récolte des plantes. C’était bien le curé qui préparait les élixirs, les baumes, et toute la pharmacie locale. Les moines également, dans certains monastères assez ouverts au siècle, disposaient de jardins de simples et de laboratoires/distilleries bien équipés.
    Cette tradition des religieux en charge des préparations médicinales pour leurs ouailles était donc très répandue.

    C’est dans le cadre de cette culture tardive qu’à la fin du XIX° siècle un abbé de village en retraite, l’Abbé Guille, est accueilli chez le distillateur du coin à Saint Jean de Maurienne (Savoie, près de la Chartreuse, pour situer), le bien-nommé M. Vincent Bon (qui n’était pas vigneron) pour y finir sa vie tranquillement. La réforme des retraites n’avait pas encore ravagé nos ainés puisque de retraites à l’époque, il n’y en avait guère mais la société était souvent assez structurée pour ne pas abandonner ceux qui ont déjà remplit leurs fonctions…
    L’Abbé Guille (qui ne boîtait pas) était apparemment un excellent herboriste qui connaissait plus de 3 000 plantes. Pour se rendre utile et garder le contact avec une forme de spiritualité que les distillateurs connaissent bien, il mit au point en 1888 une recette de liqueur composée d’une vingtaine de plantes assemblées autour de la fine fleur de la flore locale : la Vulnéraire (Hypericum Nummularium).
    Il explique sa démarche et le sens de sa liqueur dans un petit feuillet publicitaire édité par Vincent Bon vers 1912 et que m’a offert M. Charpin, son successeur.

    Brochure mont corbier

    Voici le texte de notre Abbé qui est un savant éloge du spiritueux médicinal, donc un remède et non un poison ou une drogue comme il est coutume de le dire aujourd’hui.

    Dès les premiers temps de mon ministère paroissial, j’avais été frappé par la fréquence vraiment extraordinaire des malaises, voire des maladies graves causées par les mauvaises digestions, et un quart de siècle d’observation n’a fait que confirmer en moi cette conviction, que la cause des nombreuses maladies, plus ou moins graves,  dont l’homme et la femme sont victimes à tout âge, réside dans une digestion défectueuse. Alors par un enchainement tout à fait naturel de cause à effet, la répétitions de mauvaises digestions fatigue, détériore, l’estomac, et un estomac malade ne peut plus effectuer que de déplorables digestions.
    Ces digestions incomplètes, tardives, laborieuses, sont toujours accompagnés et suivis de troubles variés très funestes, très dangereux tels que la paresse de l’estomac, avec crampes lancinantes, insomnies, maux de têtes, langueurs, étourdissements, troubles nerveux, mélancolie, bouche amère, pâteuse, envie de vomir, ballonnements du ventre après les repas, et autres malaises avant-coureurs habituels de maladies plus graves, au premier rang desquelles il faut placer la neurasthénie, cette maladie d’autant plus redoutable qu’elle est plus insidieuse. Elle a envahi, de nos jours, toutes les classes de la société, multipliant ses méfaits à travers la campagne aussi bien que dans les villes, car elle pénètre partout, jusque dans les campagnes les plus reculées, jusque sur les montagnes. J’en ai vu moi-même des exemples effrayants qui sont allés jusqu’au suicide.
    Je dirais même que ce terrible fléau de la société actuelle - car il est vrai que la neurasthénie est de découverte relativement récente - est plus à redouter à la campagne qu’à la ville, à cause de la difficulté de se soigner où se trouvent généralement les malades. Point de médecins, point de remèdes; et la maladie a déjà fait de grands progrès quand on se décide à se rendre à la ville voisine pour consulter un médecin. Mais le médecin est absent, appelé auprès d’autres malades : il faut reprendre tristement le chemin du retour en se demandant quand on pourra revenir, car ces voyages sont fatigants, dispendieux, et on attend… On attend que la maladie soit devenue incurable. Ainsi en est-il de la plupart des pauvres malades, de la campagne et pour toute sorte de maladies.
    Ce sont ces considérations, constamment avivées par le spectacle attristant des ravages causés par les mauvaises digestions, qui m’ont engagé à chercher un moyen simple, pratique, à porté de toutes les mains, pour prévenir ces tristes maladies et, au besoin, les guérir.
    Sachant que les plantes de nos montagnes sont très riches en substances médicamenteuses, et que précisément, c’est du produit de nos montagnes que les pharmacies s’alimentent en une forte proportion, je résolus de mettre à profit ma science de la botanique à laquelle j’avais travaillé très sérieusement. Je fis un choix dans mon herbier, qui contenait près de trois milles plantes, et, par des macérations et des mélanges successifs, à doses variées, j’obtins des résultats qui encouragèrent mes recherches.
    Au bout de quelques années d’études persévérantes, j’avais complété la liste des plantes dont j’utilisais les fleurs ou les fruits des unes, les feuilles ou les racines des autres, et je pouvais fixer d’une manière rigoureuse la formule que j’ai suivi depuis scrupuleusement.
    Durant un vingtaine d’années, je fabriquais une certaine quantité de ma liqueur pour mon usage personnel et celui de nombreux amis.
    Ce n’est qu’après cette expérience, longue et convaincante, que je cédais aux instances de nombreuses personnes qui avaient éprouvé ma Liqueur et que je me décidais à la fabriquer en plus grand, afin de faire bénéficier tout le monde d’une invention qui avait fait ses preuves, quoique dans un rayon restreint.
    Dans ce but, je m’associait M. Vincent Bon, distillateur-liquoriste, car je savais que son usine du Pont-d’Arvan, à Saint-Jean-de-Maurienne (Savoie) était pourvue de l’outillage le plus perfectionné et installée suivant les données de la science moderne la plus éclairée.
    J’ai donné à mon invention le nom de MONT CORBIER parce que ce nom est celui d’un des plus beaux monts de la Maurienne, mont très élevé, non loin des confins de la Savoie et de l’Isère et entièrement couvert d’un fin gazon, d’où j’ai tiré la plupart des plantes aromatiques qui composent ma Liqueur.
    En effet, le Mont Corbier n’est pas autre chose qu’un mélange judicieux de sucs végétaux extraits d’un nombre - vingt espèces - de plantes aromatiques de hautes montagnes.
    Ces sucs végétaux sont additionnés d’alcool de vin de première qualité et ce mélange est porté à 43°, titre assez modéré pour ne pas affecter les muqueuses stomacales, mais suffisant, cependant, pour cuire les aliments et opérer une digestion en quelque sorte automatique qui, neutralisant complètement l’action nocive de l’indigestion, soulage l’estomac et le remet en état de fonctionner normalement.
    D’ailleurs, l’amertume franche qui caractérise le Mont Corbier prouve, par elle-même, que cette liqueur est douée d’une très grande efficacité digestive, apéritive, tonique.
    (…)
    … Ainsi le Mont Corbier, suc végétal, apéritif, digestif, et tonique, constitue à la fois un remède très efficace et une liqueur de table agréable et bienfaisante
    (…)

    À noter la remarque judicieuse : « Le Mont Corbier ne risque pas de brûler l’estomac : il n’a que 43° »…

    Merci M. le Curé ! Aujourd’hui, on va presque en prison pour un discours pareil (et bravo pour la plume : je reste admiratif…) !

    Je note dans le livret que la liqueur est préparée dans une « vieille eau-de-vie de vin » (et non un alcool soi-disant neutre d’origine agro-industriel produit et planifié à bas prix par des multinationales peu scrupuleuses de la santé des consommateurs…).

    Le livret se termine avec un témoignage élogieux d’un certain Joseph Bocuse, restaurateur à Collonge au Mont d’Or et père d’un certain Paul Bocuse.

    Les plantes sont des classiques de la liquoristerie avec quelques plantes locales réputées, comme la Vulnéraire (également présente dans la Chartreuse voisine). La distillerie Bon et ses successeurs procèdent en une macération-distillation classique suivie d’un ajout de sirop et d’un colorant (brou de noix et caramel). C’est la distillerie Dolin de Chambéry qui la produit aujourd’hui.

    Il existe de nombreuses distilleries qui produisent des liqueurs similaires dans les campagnes de France (là où les médecins manquent…), principalement dans les régions montagneuses où la flore sauvage est encore connue et respectée des habitants, la Chartreuse est l’exemple le plus connu. Il y a dans les Alpes une véritable tradition de liqueurs aux plantes amères, les Kreutzers, qui sont de puissants soutiens du foie. Le foie est l’un des organes les plus importants pour l’entretien de la santé (plus que l’estomac cité par l’Abbé, mais à chaque époque sa digestion…). Mais on peut encore citer la Liqueur des Gaulois du Massif Central, l’Eau d’Arquebuse (crée par les Frères Maristes au XIX° siècle à partir de vieilles recettes de la renaissance et encore produite aujourd’hui), l’Eau de Mélisse des Carmes (encore un alcool de moines qui est surtout développé pour la pharmacie aujourd’hui) et mille autres qui sont élaborées dans les distilleries artisanales qui ont éclots ça-et-là dans nos campagnes ces dernières années.
    À mon avis, les propriétés médicinales de ces recettes sont vraiment valorisées par les paysans-distillateurs, et particulièrement ceux qui utilisent un alcool artisanal fait maison (alcool de vin ou de pomme le plus souvent), à l’exclusion des carburants industriels pas chers proposés par le marché mondial, excusez mes répétitions…

    Un grand merci à M. Charpin, successeur de Vincent Bon qui m’a fait découvrir cette liqueur du Mont-Corbier.

    Matthieu Frécon, Sarreyer, Mai 2025

    Grand meuble herboriste